Vérité et Méthode, l'oeuvre maîtresse de Gadamer

13 mars, 2006

1- Gadamer et l’universalité de l’herméneutique.

1.1 – Introduction à l’œuvre maîtresse de Gadamer : Vérité et Méthode.

Dès l’introduction de Vérité et Méthode, Gadamer affirme que, par ses origines, le problème de l’herméneutique dépasse les limites de la méthodologie imposée par les sciences modernes. Car, selon lui, au temps des herméneutiques spéciales, telles que l’herméneutique juridique ou théologique, celles-ci correspondaient beaucoup plus au comportement pratique du juge ou du prédicateur qu’à la théorie des sciences humaines. Dans cette perspective, dit-il, « la compréhension et l’interprétation des textes ne sont pas seulement affaire de science, mais relève bien évidemment de l’expérience générale que l’homme fait au monde »[1]. Donc, pour Gadamer, l’herméneutique n’a pas pour but d’ériger une connaissance qui réponde aux exigences méthodiques de la science, mais plutôt de faire ressortir une connaissance qui corresponde véritablement à l’expérience humaine.

D’ailleurs, souligne-t-il, les études qu’il fera au cours de son ouvrage nous démontreront que les sciences humaines se font particulièrement à l’intérieur d’expériences qui se situent en dehors de la méthodologie scientifique. Ces expériences sont, par exemple, celles de la philosophie, celle de l’art et même celle de l’histoire. Pour Gadamer, ce sont là des expériences de vérité qui ne peuvent pas se vérifier à travers la méthodologie des sciences. Ainsi, la véritable actualité du phénomène herméneutique se manifeste uniquement par l’entremise d’un approfondissement du phénomène de la compréhension qui sera en mesure de légitimer philosophiquement de telles expériences de vérité. Pour illustrer ses propos, Gadamer nous rappelle que, en ce qui concerne les classiques de la philosophie, la vérité philosophique qui en découle ne peut en aucun temps être contestée ou dépassée. Ainsi en est-il, selon lui, en ce qui a trait à l’expérience de l’art et à celle des sciences humaines : dans les deux cas, nous sommes devant des vérités qui vont au-delà de la connaissance méthodique. C’est alors que la perspective herméneutique prend tout son sens, car elle rattache la vérité à une expérience du monde dans sa totalité. En somme, pour Gadamer, « c’est un mode de conscience nouveau (…) qui doit accompagner toute activité philosophique responsable »[2] par rapport à la recherche de la vérité en sciences humaines et cela, dans une perspective globale de communication avec le monde dans lequel nous vivons.

1.2 – Première partie de Vérité et Méthode : Dégagement de la question de la vérité, l’expérience de l’art.

La première partie de Vérité et Méthode est consacrée à la dimension universelle de l’œuvre d’art par rapport à une expérience de vérité. En d’autres termes, Gadamer se propose de reconquérir le problème de la vérité en sciences humaines à l’aide de l’œuvre d’art qui est, pour lui, source de jouissance esthétique et de vérité de l’être. Dans cette perspective, comprendre, c’est alors être saisi par l’œuvre et entrer dans un jeu. Et, lorsque nous contemplons une œuvre d’art, nous sommes emportés dans une réalité qui nous dépasse et nous participons ainsi activement à ce jeu qui nous implique, à la manière d’un joueur de tennis qui répond énergiquement à la balle ou d’un danseur qui suit exactement le rythme de la musique. Ce jeu donne alors naissance à une expérience de vérité qui se situe en dehors de la science telle que nous l’entendons traditionnellement. Il donne aussi naissance à une expérience de contemporanéité où la personne impliquée est en mesure de reprendre et d’interpréter le sens passé d’une œuvre dans une expérience actuelle. Ainsi, l’œuvre d’art nous révèle quelque chose d’essentiel en ce qui a trait à ce qui est, voire même et à que nous sommes. Elle nous permet donc de nous rencontrer nous-mêmes et par conséquent, pour Gadamer, de faire une expérience de vérité qui nous mène à la compréhension. Ainsi, selon Gadamer, c’est cette dernière expérience de vérité qu’il faut, entre autres, appliquée aux sciences humaines, car celles-ci relèvent davantage de l’évènement (au sens précédent de rencontre qui nous transforme), que d’une quelconque méthode comme le préconisait Dilthey. À ce titre, il est très révélateur de constater que le titre initial de Vérité et Méthode était « Compréhension et évènement ».

1.3 – Deuxième partie de Vérité et Méthode : Les grandes lignes d’une théorie de l’expérience herméneutique.

1.3.1 - Élévation de l'historicité de la compréhension au rang de principe herméneutique.

a) Le cercle herméneutique et le problème des préjugés.

α) La découverte heideggérienne de la structure préalable de la compréhension.

Dans un premier, Gadamer nous rappelle que Heidegger s’est penché sur la question de l’herméneutique et de la critique en histoire, essentiellement dans le but d’en tirer « la structure préalable de la compréhension »[3] et cela, comme nous l’avons vu à la dernière section, dans une perspective onto-phénoménologique. Mais pour sa part, Gadamer nous dit qu’au contraire, la question de fond est plutôt de savoir comment l’herméneutique « peut rendre justice à l’historicité de la compréhension »[4]. Enfin, c’est de cela dont il sera question tout au long de cette section et qui est au cœur de Vérité et méthode. C'est-à-dire, de mettre en perspective les différents aspects du développement de la compréhension des textes et du discours à travers l’histoire afin d’en faire ressortir le sens pour les sciences humaines.

Ainsi, Gadamer nous rappelle que traditionnellement, selon Schleiermacher et Dilthey, nous comprenions l’herméneutique comme une discipline technique ou une méthode à réaliser. Mais d’entrée de jeu, Gadamer met en doute une telle approche méthodologique (il y reviendra plus tard, dit-il) et se questionne plutôt sur les conséquences de la pensée d’Heidegger sur l’herméneutique et les sciences de l’esprit[5]. En effet, Gadamer nous rappelle que selon Heidegger, la « circularité de la compréhension »[6], provient de la temporalité du Dasein. Mais pour lui, cette perspective heideggérienne de la compréhension n’a pas nécessairement pour conséquence de faire de la pratique de l’herméneutique une technique une méthode. Cependant, il ajoute que dans cette perspective, il serait tout de même envisageable que notre compréhension des sciences de l’esprit soit réajustée en fonction de ce que nous sommes, mais dans le meilleur des cas, un tel mécanisme ne serait utile à notre compréhension que d’une manière bien indirecte. En conséquence, elle ne serait pas d’un très grand intérêt en ce qui concerne la validité de notre compréhension.

Gadamer énonce donc la conception du cercle herméneutique d’Heidegger dans une perspective différente. Néanmoins, il en fait ressortir sa dimension ontologique et comme nous le verrons plus loin, cela est dans le but de s’en servir lui-même pour sa propre théorie herméneutique. C’est ainsi que, comme nous le signale Grondin (1993), dans son ouvrage qui s’intitule L’universalité de l’herméneutique, Gadamer reprend la thèse heideggérienne « selon laquelle la fonction première et critique de l’interprétation [et par conséquent de la compréhension] est d’élucider pour elle-même nos anticipations »[7]. Cela veut dire pour Gadamer, qu’une interprétation conforme doit absolument se mettre à l’abri de l’arbitraire et de l’étroitesse d’esprit qui découle des pensées inconscientes qui nous habite. Et cela, afin de poser notre regard sur l’objet même dont nous recherchons la compréhension. Ainsi, pour Gadamer, toute personne qui veut comprendre un texte en tire toujours une première compréhension, c'est-à-dire un premier sens duquel elle tire un sens global. Ce sens global, nous dit Gadamer, prend forme précisément parce que la personne est en train de lire le texte et que de plus, elle est orientée par rapport à une attente, c'est-à-dire un sens déterminé au préalable. Selon lui, c’est à l’intérieur de l’aboutissement d’une telle pré-esquisse[8], sans cesse revue et corrigée au fur et à mesure de la lecture d’un texte ou de l’écoute d’un discours que se présente la compréhension[9]. C’est donc à travers ce dynamisme de sens qu’elle se concrétise. C’est exactement de cela qu’il est question chez Heidegger dit Gadamer :

« Quiconque cherche à comprendre est exposé aux erreurs suscitées par des préconceptions qui n'ont pas subi l'épreuve des choses elles-mêmes. Telle est la tâche constante du comprendre : élaborer les projets justes et appropriés à la chose, qui en tant que projets sont des anticipations qui n'attendent leur confirmation que des "choses elles-mêmes" »[10].

Gadamer poursuit alors en disant que l’atteinte de l’objectivité, en ce qui a trait à la compréhension, ne sera possible que dans la seule mesure où la pré-opinion[11] est attestée tout au long son développement et que celle-ci est réellement fondée. Cela veut dire qu’il est nécessaire que cette pré-opinion soit mise à l’épreuve, que nous l’interrogions sur son origine et sur sa validité. Mais comment procéder pour l’interroger et ainsi échapper à son confinement ? À cette question, Gadamer nous donne une piste de réponse : il nous faut être disposés et ouverts à recevoir l’opinion de l’autre ou du texte que l’on cherche à comprendre. En d’autres mots, pour Gadamer, « une conscience formée à l'école de l'herméneutique doit être ouverte d’embler à l'altérité du texte »[12], car « quiconque veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa pré-opinion propre »[13], car cela le rendrait insensible à l’opinion même du texte. Pour Gadamer, cela n’implique donc pas un effacement du lecteur ni même une neutralité, mais plutôt une appropriation de l’opinion du texte de sa part. Cette appropriation ferait alors émerger ses préconceptions et ses préjugés et de cette manière, le texte se présente alors dans son altérité. Ainsi, le texte « acquiert (…) la possibilité d’opposer sa vérité qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur »[14].

Donc, pour Gadamer, si nous admettons le fait que la compréhension dépend principalement de nos préjugés, nous entrons alors au cœur du sujet de l’herméneutique. C’est d’ailleurs, selon lui, cela qui concerne au plus au point le problème de l’historicisme. Car, dit-il, « il apparaît alors à la lumière de ces considérations qu'en dépit de sa critique radicale du rationalisme et de la théorie du droit naturel, l'historicisme demeure lui-même sur le terrain des Lumières modernes et en partage les préjugés sans les avoir repérés »[15]. En effet, selon Gadamer, ces préjugés inconscients du Siècle des lumières se liguent contre toutes les formes de préjugés et c’est précisément cela qui a supprimé, selon lui, l’autorité de la tradition et par conséquent celle de la religion. C’est aussi, selon lui, cet Aufklärung[16] qui aurait fait du concept de préjugé quelque chose de péjoratif. En effet, selon Gadamer, avant le Siècle des lumières le concept de préjugé signifiait plutôt un jugement provisoire posé avant l’analyse définitive de tous les éléments en cause. Dans une telle perspective, le terme de préjugé n’est donc pas inévitablement synonyme d’erreur de jugement. Gadamer nous affirme, à la lumière de cela, qu’il peut donc y avoir des préjugés qui soient vrais et légitimes. Ce que le Siècle des lumières a bien évidemment rejeté en se basant uniquement sur l’autorité de la raison. À ce titre, Gadamer conclut cette section en soulignant le fait que la connaissance historique peut difficilement se conjuguer à un tel idéal de la raison. Et que pour sa part, il est temps de remédier à ce problème, en l’occurrence à l’aide même du concept de préjugé.

β) La dépréciation du préjugé dans l'Aufklärung.

Comme nous l’avons vu précédemment, il va sans doute que pour l’Aufklärung, l’autorité est source de préjugés. Pour illustrer cela, Gadamer cite Kant dans un article de 1784 : « ose te servir de ton propre entendement »[17]. Et comme nous l’avons évoqué dans la section précédente, Gadamer nous rappelle que la critique des Lumières est principalement orientée contre « la tradition religieuse du christianisme, donc contre l’Écriture sainte »[18]. Ainsi, dans la perspective de l’Aufklärung, les Écritures saintes et la tradition perdent de leur autorité au profit du tribunal de la raison. Mais selon Gadamer, cela n’a pas nécessairement eu pour conséquence d’amener tous les penseurs des Lumières à la libre pensée ou à l’athéisme[19]. D’après Gadamer, c’est un Aufklärung modéré qui a eu cours en Allemagne au XVIIIe siècle, mais malgré cela, il aurait tout de même subi une forte opposition. C’est d’ailleurs, selon lui, cette opposition qui aurait donné naissance au Romantisme allemand. Mais quoi qu’il en soit, dit-il, même si l’Aufklärung allemand a été modéré, les préjugés d’alors devaient tout de même se soumettre au tribunal de la raison. Et ainsi, cela a eu les mêmes conséquences que si l’Aufklärung avait été plus agressif, car, selon lui, il n’est pas possible qu’un préjugé puisse tenir devant ce type de tribunal et cela, même s’il s’agit d’un préjugé vrai. Selon Gadamer, c’est donc à ce désenchantement du monde qu’a fait face le Romantisme. Et c’est pourquoi, selon lui, ce dernier « partage la même présupposition que l'Aufklärung, mais il se borne seulement à en inverser les signes. Et cela, en cherchant à faire valoir l'ancien »[20] précisément parce qu’il est ancien et ainsi retourner consciemment à l’inconscient[21]. De cette manière, les romantiques allemands opposent à la raison une perception intuitive et sentimentale du réel à travers laquelle, l’importance donnée au passé exprime une nostalgie aiguë d’un paradis perdu.

Donc, pour Gadamer, le retour à une conscience mythique commune qui précéderait toute forme de pensée est caractérisé par le même dogmatisme abstrait que le rationalisme des Lumières. Il s’agit selon lui, dans les deux cas, d’une rupture avec la tradition qui les fait converger vers un même fondement dogmatique. C’est précisément à cause de cela, toujours selon lui, qu’il est impératif de développer une herméneutique philosophique qui aura autant la capacité de remettre en question l’objectif du Siècle des lumières de ne plus avoir de préjugé que de contrer le dogmatisme Romantique. Ainsi, selon cette nouvelle perspective, les points de départ de Dilthey que sont la prise de conscience de soi-même et l’autobiographie ne suffisent pas au fondement de l’herméneutique, car à travers ceux-ci l’histoire est « reprivatisé »[22]. C'est-à-dire qu’elle devient quelque chose d’individuel. Mais pour Gadamer, cela ne tient pas la route, car de son dire, « ce n’est pas l’histoire qui nous appartient, c’est nous au contraire qui lui appartenons (…), c’est pourquoi les préjugés de l’individu, bien plus que ses jugements, constituent la réalité historique de son être »[23]. En d’autres mots, cela nous indique que l’histoire continue de s’écrire à travers nous, même si nous croyons nous y soustraire par la méthodologie, dans un soi-disant but d’objectivité.

b) Les préjugés, conditions de la compréhension.

α) La réhabilitation de l'autorité et de la tradition.

En débutant cette section, Gadamer indique que la réhabilitation de l’autorité et de la tradition est « le point de départ du problème de l’herméneutique »[24]. En effet, les préjugés qui étaient considérés par l’Aufklärung comme restrictifs par rapport à la compréhension, sont désormais considérés, par lui, comme des éléments constitutifs de la réalité de l’histoire. Par conséquent, comme nous l’avons signalé déjà signalé, il faut pour Gadamer rétablir le concept de préjugé et admettre qu’il en existe de légitimes. Mais un problème se pose : « sur quoi doit se fonder la légitimité de ces préjugés ? »[25]. Autrement dit, qu’est-ce qui différencie les préjugés légitimes des autres préjugés ?

À la question du dernier paragraphe, Gadamer répond en commençant par donner une définition positive de la conception des préjugés au Siècle des lumières. Selon cette définition, l’Aufklärung les a répartis en deux classes : les préjugés d’autorité et les préjugés de précipitation. Les premiers sont ceux qui nous empêchent d’utiliser notre raison adéquatement tandis que les seconds sont source d’erreurs provenant directement de notre raison. Ici, nous voyons avec Gadamer qu’il y a une opposition qui s’opère entre ces deux types de préjugés. Selon lui, cette opposition proviendrait de la doctrine de René Descartes (1596-1650) selon laquelle nous pouvons éviter toute erreur de jugement si nous appuyons fermement notre raisonnement sur la discipline de la méthode. Selon Gadamer, c’est exactement sur cette conception des préjugés que Schleiermacher se base pour énoncer la cause de son principe herméneutique de mécompréhension : la prévention et la précipitation. En effet selon Gadamer, pour Schleiermacher la prévention est un parti-pris individuel (qui correspond au préjugé d’autorité des Lumières) tandis que la précipitation est une erreur de jugement dans l’usage de la raison (idem à la définition des Lumières). C’est donc derrière ce concept de prévention que se cache, selon Gadamer, la véritable question, car le fait que nos préventions (partis-pris individuels) déterminent nos préjugés n’est valable que dans la seule mesure où ceux-ci ne possèdent pas de réel fondement. Ainsi, nous nous retrouvons de nouveau devant le même problème : celui de l’autorité. À dire vrai, comme Gadamer le dit lui-même, « Dans la mesure où le crédit accordé à l'autorité remplace le jugement personnel, l'autorité est effectivement une source de préjugés. Mais cela n'exclut pas qu'elle puisse être également une source de vérité. »[26]. Car, pour lui, l’autorité ne s’appuie nullement sur la soumission et la renonciation de la raison, mais plutôt sur « un acte de connaissance et de reconnaissance »[27]. Cela veut dire que l’autorité d’une personne doit être admise comme légitime seulement à travers un acte de raison qui reconnaît la supériorité de ladite personne et cela, du point de vue de la connaissance et du jugement. De cette manière, nous le voyons bien, l’autorité n’a plus aucun rapport avec la soumission aveugle. C’est d’ailleurs pourquoi Gadamer insiste sur le fait que l’autorité n’est pas directement liée à l’obéissance, mais bel et bien à la connaissance. Ainsi, selon cette conception, la reconnaissance de l’autorité n’est possible que dans la mesure où celle-ci n’est pas arbitraire. Cela veut donc dire, que l’autorité doit pouvoir être comprise en accord avec la raison. Ainsi, nous comprenons bien que pour Gadamer, « l’essence de l’autorité doit être replacée dans le contexte d’une théorie des préjugés qu’il faut libérer de l’extrémisme de l’Aufklärung »[28].

Pour ce faire, Gadamer affirme que l’on peut, du moins dans un premier temps, se baser sur la critique romantique du Siècle des lumières, car cette critique dit-il, a défendu avec force l’autorité de la tradition contre les principes l’Aufklärung. Et c’est, selon lui, au Romantisme qu’est attribuable la réorientation donnée aux Lumières selon laquelle la tradition a un droit de cité aux côtés de la raison en ce qui a trait à notre jugement. C’est d’ailleurs cet appel à la tradition qui, selon Gadamer, « fait la supériorité de l’éthique des anciens sur la philosophie morale des modernes »[29], car les anciens considéraient comme nécessaire l’apport de la tradition dans le passage de l’éthique à la politique[30]. À l’opposé des anciens dit-il, les Lumières sont plutôt abstraites et révolutionnaires en ce domaine. Mais, il s’empresse d’ajouter qu’au bout du compte, il en est de même avec le Romantisme, car celui-ci considère la tradition comme en opposition à la liberté de la raison. En effet, selon Gadamer, le Romantisme considère la tradition d’un point de vue historique comme étant immanente par rapport à la nature de l’homme. Évidemment là-dessus, nous pouvons aisément constater avec Gadamer que le Romantisme n’est pas moins abstrait que l’Aufklärung. Et, c’est d’ailleurs pourquoi Gadamer l’a qualifié de traditionaliste dans son interprétation la plus radicale.

Cependant, pour Gadamer, comme nous allons le constater ci-dessous, tradition et raison ne sont pas aussi irréconciliables qu’elles le paraissent. Car, en réalité, peu importe la tradition en question, celle-ci a absolument besoin que nous y adhérions afin de se perpétuer. Ainsi, au dire de Gadamer, la tradition est conservation, car malgré les différents changements à travers les siècles, elle continue toujours, selon lui, d’être effective au cœur de l’histoire. Et, pour Gadamer, cette conservation « est un acte de raison »[31] qui passe inaperçu la plupart du temps. C’est pour cela, selon lui, que lorsque nous pensons faire un acte de raison pure, nous faisons souvent appel à la tradition sans vraiment nous en rendre compte. Pour Gadamer, la conservation est donc un acte de liberté, au même titre que l’innovation ou le changement. Mais d’autre part, il affirme que « la critique de la tradition par l’Aufklärung et sa réhabilitation par le Romantisme demeure l’une et l’autre bien en deçà de sa véritable réalité historique »[32]. Cela veut donc dire, dans l’esprit de Gadamer, que quoi qu’il en soit, autant les Lumières que le Romantisme perdent de vue le fait que la conservation est toujours présente en ce qui concerne du déroulement de l’histoire.

C’est donc à partir des propos du dernier paragraphe que Gadamer affirme, en ce qui a trait à l’herméneutique historique, qu’elle doit désormais faire disparaître la dichotomie abstraite qui subsiste entre la tradition et les sciences historiques. Et cela dit-il, afin de « reconnaître dans la tradition un facteur constitutif de l’attitude historique et d’en explorer la fécondité herméneutique »[33]. Ainsi, pour Gadamer, la recherche historique moderne n’est pas exclusivement une recherche au sens où elle l’est dans les sciences exactes, mais elle est aussi transmission d’une tradition. Il advient alors que dans cette perspective, nous ne pouvons plus parler de finalités particulières bien définies en ce qui concerne la recherche historique. Au contraire, dit Gadamer, pour les sciences de l’esprit, c’est le présent et ce qui l’importe qui donnent à chaque époque sa motivation par rapport à la tradition. C’est d’ailleurs selon lui cela qui fait la différence entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Car, comme nous pouvons le constater avec Gadamer, l’objet des sciences de la nature pourrait idéalement se définir comme étant connu si la connaissance de la nature était parvenue à sa plénitude, mais ce n’est évidemment pas le cas en ce qui concerne les sciences de l’esprit. Par conséquent, il devient tout a fait inapproprié de parler d’« objet en soi » en ce qui concerne la recherche en science de l’histoire.

β) L'exemple du « classique ».

Gadamer commence cette partie en continuant de sa réflexion sur le rapport qui existe entre les sciences de l’esprit et les sciences de la nature. À ce titre, il affirme qu’aujourd’hui, il n’est pas possible de demander aux sciences de l’esprit de se séparer complètement de la méthode scientifique par rapport à la compréhension qu’elles ont d’elles-mêmes. Mais, il ajoute que c’est malheureusement à cause de cet ancrage méthodologique que les sciences de l’esprit ne sont pas en mesure de reconnaître une valeur positive au fait que les évènements qu’elles étudient se déroulent à travers le temps : elles y perçoivent plutôt un obstacle à l’atteinte de l’objectivité. Cependant, il y a, selon lui, dans le développement plus récent des sciences humaines, un courant de réflexion propice au questionnement particulier de la compréhension contemporaine. En effet, selon ses dires, les différents progrès de la recherche en sciences humaines permettent désormais de se libérer de la contrainte du méthodologisme naïf et par conséquent d’accéder à un horizon plus étendu de compréhension. Évidemment, la perspective de finalité fait toujours partie de la recherche, mais selon Gadamer, cela ne l’empêche aucunement de se développer avec une conscience herméneutique qui lui permette une réflexion sur elle-même[34]. Pour Gadamer, cela est plus particulièrement vrai en ce qui concerne la science de l’Antiquité classique, car celle-ci caractérisée par une tradition fort lointaine qui lui a permis de développer progressivement une sorte d’autocritique par rapport à ses propres normes de recherche. Selon Gadamer, « le concept de « classique » que la pensée historique avait réduit à un simple concept de style (…), obtint alors de nouveau droit de cité en science »[35]. De cette manière, le concept de « classique » est, pour Gadamer, beaucoup moins un concept normatif auquel nous nous référerons dans le temps, qu’un concept universel qui transcende toute distance historique. En d’autres termes, le concept de « classique » veut signifier, pour Gadamer, qu’en ce qui a trait à une œuvre qualifiée de tel, nous sommes toujours en mesure d’y accéder en son sens, peu importe l’époque dans laquelle nous vivions.

Mais à dire vrai, ces considérations concernant le concept de « classique » n’importent peu en elle-même pour Gadamer, elles se veulent plutôt une occasion de susciter une question d’ordre général qui concerne particulièrement l’herméneutique. En effet, « la médiation historique entre le passé et le présent, qui caractérise le concept de « classique », est-elle finalement le substrat agissant qui se trouve à la base de toute attitude historique ? »[36]. Autrement dit, est-ce que cette caractéristique que possède le classique de vaincre la distance historique peut servir de fondement à notre manière de comprendre l’histoire, voir de comprendre tout simplement ? De toute évidence pour Gadamer, poser la question c’est y répondre. Car pour lui, même si l’herméneutique romantique a fondé sa théorie de la compréhension sur la cohésion de la nature humaine, l’autocritique de la conscience historique[37] nous a pour sa part amenés par la suite à percevoir une mouvance historique non seulement dans les évènements de l’histoire, mais également en ce qui concerne la compréhension elle-même. C’est pourquoi Gadamer dit, que la compréhension doit être conçu comme « une insertion dans le procès de la transmission [de l’histoire], où se médiatisent constamment le passé et le présent »[38]. Cela veut dire que d’un point de vue herméneutique, comprendre un discours du passé, c’est le faire résonner aux oreilles des préoccupations du présent. Et, même que dans une certaine mesure, en faisant écho à Heidegger, nous pourrions dire que comprendre : c’est actualiser un discours dans la perspective de mieux nous comprendre nous-mêmes. Voilà ce qu’il est nécessaire de faire valoir en ce qui concerne l’herméneutique nous dit Gadamer, car celle-ci à beaucoup trop été influencée par l’historicisme du XIXe siècle et sa célèbre propension méthodologique.

c) La signification herméneutique de la distance temporelle.

Dans cette section, Gadamer nous rappelle que le fondement existential de la compréhension d’Heidegger représente un tournant majeur en ce qui concerne l’herméneutique. En effet, Heidegger donne une toute nouvelle définition du cercle herméneutique, en affirmant que la compréhension s’effectue par le mouvement d’anticipation de la précompréhension, car au XIXe siècle ce mouvement circulaire de la compréhension se limitait seulement à la relation de forme entre le tout et ses parties. À ce titre, pour Gadamer, « le cercle (…) n’est pas de nature formelle, il n'est ni subjectif ni objectif ; il ne fait au contraire que présenter le comprendre comme le jeu où passent l'un dans l'autre le mouvement de la tradition et celui de l'interprète »[39]. C’est donc à ce titre, que la distance temporelle rentre en ligne de compte, car, selon Gadamer, c’est à travers notre rapport à la tradition que l’anticipation de sens, nécessaire à la compréhension, prend forme. Ainsi, contrairement à Schleiermacher qui voulait se replacer dans l’esprit de l’auteur, il y a une distance infranchissable qui apparaît entre l’auteur et son interprète qui provient de la distance historique qui les sépare. Mais, cette distance, pour Gadamer, n’est pas un obstacle à la compréhension, mais plutôt une occasion de comprendre autrement. Par conséquent, selon lui, le sens d’un texte dépasse toujours son auteur, c’est pourquoi la compréhension n’est pas uniquement reproductive de sens, mais toujours productive[40]. Et, c’est d’ailleurs à l’aide de ce nouveau sens de la compréhension, selon Gadamer, que nous sommes « souvent en mesure de répondre à la question proprement critique de l'herméneutique, à savoir celle que pose la distinction à opérer entre les préjugés vrais, ceux qui assurent la compréhension, et les préjugés faux qui entraînent la mécompréhension »[41]. Et, c’est ainsi que, selon Gadamer, nous serons en mesure de rattacher une réelle conscience historique à la pratique de l’herméneutique.

Il existe évidemment plusieurs autres sections dans cette deuxième partie de Vérité et Méthode, mais il serait beaucoup trop exhaustif d’y entrer plus en détail dans le cadre de ce travail, car nous avons relaté l’essentiel des propos de Gadamer en ce qui concerne les grandes lignes d’une théorie de l’expérience herméneutique.

1.4 – Troisième partie de Vérité et Méthode : Tournant ontologique pris par l’herméneutique sous la conduite du langage.

Cette troisième et dernière partie de Vérité et Méthode démontre pourquoi la compréhension du monde repose en premier lieu, sur le langage. Ainsi, l’herméneutique de Gadamer met l’accent sur le caractère langagier par rapport à notre appartenance au monde. Cela nous rappelle nous rappelle évidemment l’approche de Heidegger. Mais, pour Gadamer, la compréhension est une herméneutique phénoménologique de laquelle est issue toutes formes de langage et cela, contrairement à Heidegger où elle est conçue comme une onto-phénoménologie du Dasein qui se manifeste par le langage. Donc, pour Gadamer, tout ce qui est compris est langage et par conséquent, objet de dialogue. C’est pourquoi l’herméneutique de Gadamer est aussi dialogique. Il y a alors fusion entre le processus de la compréhension et sa mise en langage. En d’autres termes, cela veut dire qu’il n’y a pas de pensée sans langage. De plus, il faut ajouter que dans cette perspective, l’objet même de la compréhension est langagier, c'est-à-dire que, pour Gadamer, le langage fait ressortir l’« l’être du monde ». Cela signifie donc que le monde n’est pas vide de sens et que sa compréhension vient de l’être tel qu’elle s’articule dans le langage[42].

2 – Conclusion générale.

Gadamer, après avoir reconquis le problème de la vérité en sciences humaines à l’aide de l’œuvre d’art, démontrera, par la suite, que cette vérité ne peut se révéler que par l’entremise d’une compréhension globale, libéré de tout carcan méthodologique. Ainsi, pour Gadamer, la compréhension n’est pas une méthode qui viendrait compléter celle des sciences de la nature, mais plutôt quelque chose qui s’enracine dans l’histoire et la tradition afin d’en révéler le sens. Cela veut dire que la compréhension est alors conçue comme « une insertion dans le procès de la transmission [de l’histoire], où se médiatisent constamment le passé et le présent »[43] afin de mieux nous comprendre nous-mêmes. La compréhension n’est donc pas reconstructive, comme l’entendait Dilthey, mais elle est plutôt productive de sens par rapport aux préoccupations du présent. D’ailleurs, pour Gadamer, ces préoccupations du présent ne peuvent faire l’objet de compréhension que dans la seule mesure où elles sont mises en langage. De cette manière, toute compréhension devient alors langagière et par conséquent, la pensée se tient dans le langage.

En somme, le principal intérêt de l’herméneutique de Gadamer est donc d’ouvrir la compréhension à toutes les dimensions de l’activité humaine et c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle est universelle, puisque qu’aucune de celles-ci ne se dérobe au langage. L’herméneutique de Gadamer est donc au cœur du questionnement contemporain de la question de la vérité en sciences de l’esprit, mais évidemment tous ne sont pas d’accord avec cette approche gadamérienne. Néanmoins, de par sa nature dialogique, l’herméneutique de Gadamer a toujours tenté de répondre aux objections qui lui ont été adressées. À ce titre, il aurait été extrêmement intéressant d’aborder les débats qu’a provoqués Gadamer avec un tenant de la méthodologie tel que Betti (1880-1968) ou encore avec un penseur postmoderne comme Derrida (1930-2004), mais cela est sans aucun doute, l’objet d’un autre travail.
Notes

[1] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 11, (= GW, I p.1).
[2] Idem, p. 15, (= GW, I p.5).
[3] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 286 (= GW, I p.270).
[4] Idem.
[5] Synonyme de sciences humaines.
[6] Cercle herméneutique : comme nous l’avons vue précédemment dans la section sur Heidegger, celui-ci nous dit qu’il y a cercle herméneutique entre l’interprétation et nos anticipations qui l’alimentent. Par conséquent, selon lui, la compréhension de nous-mêmes se produit par l’entremise d’un aller-retour incessant entre ces deux dernières. [Grondin J., L’universalité de l’herméneutique, PUF, 1993, 249 pages.]
[7]Grondin J., L’universalité de l’herméneutique, PUF, 1993, p. 167.
[8] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 288 (= GW, I p.272). Nous pouvons ici faire référence aux anticipations du cercle herméneutique d’Heidegger (note 4, ci-dessus).
[9] Nous avons ici une définition du cercle herméneutique qui fait penser un peu à celle du tout et de la partie de l’historicisme, mais comme nous allons le voir plus loin, elle est dans une toute nouvelle perspective.
[10] Idem. Ici, il est à noter que, selon Grondin, dans le même ouvrage cité précédemment, ce serait de méconnaître l'herméneutique de Gadamer que de prendre ce passage au pied de la lettre. Car, comme nous allons le voir plus loin, « sa doctrine officielle, et pour laquelle on trouverait aisément d'autres citations, a plutôt la réputation de soutenir que la structure d'anticipation de la compréhension interdit toute forme de “confirmation” à même les faits eux-mêmes, ceux-ci n'étant qu'un “mythe” du positivisme » [Grondin J., L’universalité de l’herméneutique, PUF, 1993, p. 167., p. 168].
[11] À prendre au même sens que : pré-esquisse.
[12] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 288 (= GW, I p.272).
[13] Idem, p. 290 (= GW, I p.274).
[14] Idem.
[15] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 291 (= GW, I p.275).
[16] Mot allemand pour le Siècle lumières.
[17] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 292 (= GW, I p.276).
[18] Idem, p. 293 (= GW, I p.276).
[19]Selon lui, ces phénomènes de la libre pensée et de l’athéisme auraient été beaucoup plus marqués en France et en Angleterre qu’en Allemagne [Idem, p. 294 (= GW, I p.277)].
[20] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 294, (= GW, I p.278).
[21] Idem.
[22] Idem, p. 298, (= GW, I p.281). En effet, selon Gadamer, Dilthey n’aurait jamais été en mesure de concilier la conscience historique qui provenait du romantisme, avec son projet méthodologique qui visait à atteindre une validité universelle; car selon lui, il y a une incompatibilité entre la conscience historique et la méthodologie des sciences modernes de la nature. Par conséquent, c’est donc pour Gadamer le fondement même du modèle méthodologique des sciences exactes qu’il faut remettre en cause, quant à la recherche de la validité universelle pour les sciences de l’esprit.
[23] Idem.
[24] Idem.
[25] Idem.
[26] p. 300. Idem, p. 300, (= GW, I p.283).
[27] Idem.
[28] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 301, (= GW, I p.285).
[29] Idem, p. 302, (= GW, I p.285).
[30] Idem. [Ici, Gadamer fait référence à Aristote : Éthique à Nicomaque, K, 10.]
[31] Idem, p. 303, (= GW, I p.286). Qui passe inaperçu la plupart du temps. C’est pour cela, selon lui, que lorsque nous pensons faire un acte de raison pure, nous faisons souvent appel à la tradition sans vraiment nous en rendre compte.
[32] Idem.
[33] Idem, p. 304, (= GW, I p.287).
[34] Idem, p. 307, (= GW, I p.291).
[35] Idem.
[36] Idem, p. 312, (= GW, I p.295).
[37] Voir la deuxième partie de la note 14 sur l’École historique.
[38] Gadamer, H.G., Vérité et Méthode, Éditions du Seuil, 1996, p. 312, (= GW, I p.295). C’est que nous appelons la fusion des horizons. La compréhension est alors conçue comme une saisie de l’horizon du passé et de celui du présent où nous ne les distinguons plus l’un de l’autre.
[39] Idem, p. 315, (= GW, I p.298).
[40] Idem, p. 318, (= GW, I p.301).
[41] Idem, p. 320, (= GW, I p.304).
[42] Cette affirmation nuance fortement la conception kantienne, qui veut que la compréhension du monde provienne de ce qui nous est imposé par les catégories de notre entendement.
[43] Cf. note 38.